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Le blog de Susanna Huygens

Venezia Millenaria : voyage de l’âme

21 Février 2018 , Rédigé par Parmentier Monique Publié dans #Chroniques CD

@ Alia Vox

Voici donc la nouvelle fresque musicale conçue et réalisée par Jordi Savall et éditée par Alia Vox. Arrivée chez les disquaires en décembre, elle se présente comme à chaque fois comme un livre précieux, -dont les textes et les illustrations sont de toute beauté,- que l’on ouvre comme un écrin, en retrouvant nos yeux d’enfants enchantés. Enregistrée à l’occasion du festival Musique & Histoire à Fontfroide en 2016 et complétée lors de deux autres concerts donnés la même année à Salzbourg et Utrecht, cette nouvelle publication est tout à la fois une invitation aux voyages dans le temps et l’espace, une méditation sur la paix et la guerre, sur la diversité des cultures et la beauté du dialogue interculturel si cher au maestro catalan.

Pour évoquer la splendeur, la gloire comme l’effondrement économique et culturel d’une cité née des marais, Jordi Savall compose ici un programme d’une extrême fluidité, qui nous raconte, nous dévoile les différentes étapes de son histoire et ses nuances diaprées, torturée ou apaisée, violente ou onirique, comme toutes les aventures humaines. L’immense empire créé par ses voyageurs commerçants s’offre à nous, dans toute sa splendeur musicale. Des madrigaux guerriers italiens aux chants du rite byzantin psalmodiés en choeur, de la luxuriance instrumentale orientale aux messes et psaumes des rites catholiques, des chansons françaises évoquant l’amour ou la guerre (comme la Bataille de Marignan de Clément Janequin, interprétée ici avec une éloquente virtuosité par La Capella Reial de Catalunya) ou des chants révolutionnaires (« Nous sommes tous égaux », ou la cantate du napolitain Luigi Bordese, « La Sainte Ligue-la nuit est sombre »), de Monteverdi à Mozart, tout dans ce programme intitulé Venezia Millenaria, nous envoûte, offrant à notre imagination un univers vivant, vibrant, exaltant et jubilatoire.

Du concert à Fontfroide, je conservais le souvenir d’un voyage aux confins d’un horizon aux confins du rêve, mystique et sensuel, aux limites de la conscience.

Ce qu’il y a de merveilleux, c’est de retrouver au disque ce sentiment d’infinie plénitude qui m’avait habitée durant le concert.

La construction du programme ne souffre pas, bien contraire, du montage des enregistrements réalisés à trois occasions. Il n’est que d’entendre, le chant issu du Cantique des cantiques, Quanti be-Ishon Layla, interprété avec suavité et une tendre nostalgie, par le ténor israélien Lior Elmaleh, qui prête sa voix au texte hébraïque, qui ne figurait pas à Fontfroide, pour comprendre combien les programmes construits par le maestro catalan sont construits avec une réelle harmonie et une grande ouverture d’esprit. Ainsi, si en concert, chaque programme s’adapte aux circonstances et aux moyens de l’événement, au disque l’équilibre est celui de la « version idéale », celle qui permet aux voyages, de nous révéler l’essentiel, alors même que ce sentiment était pourtant déjà celui que nous avions ressenti en concert.

Ici nous est conté bien plus que l’histoire « linéaire » de la Cité des Doges, même si elle est le fil conducteur du programme. On nous donne à voir, à entendre, à percevoir, une âme, un coeur qui bat. C’est Venise qui palpite, une cité unique aux mille et une vies, celle des voyageurs, des marchands et du carnaval, une ville d’échanges offrant une liberté religieuse et culturelle rare, refuge des communautés en quête d’une oasis offrant cette improbable immunité, dans un monde où entreprendre ou créer demande de risquer sa vie. De l’édition à l’opéra public, tout devient possible à Venise. Née sur un marais, d’un peuple fuyant la violence des invasions signant la fin de la puissance romaine, Venise va vivre et se nourrir de la mer et de la diversité.

L’Ensemble vocal Orthodoxe/Byzantin Panagiotis Neohoritis est la signature musicale de ce nouvel album, mettant en lumière les relations complexes qu’a entretenues Venise avec Constantinople, son idéal inavoué. A la luxuriance de cet empire et de ses rites, répond celle pourtant en apparence si grave et épurée de la mélopée de ces textes psalmodiés interprétés avec ferveur par le choeur grec invité. Il nous donne le sentiment de faire vibrer tant l’infini que les âmes des voyageurs qui ont fait cette histoire comme celle de chaque auditeur.

Les couleurs de l’orchestre d’Hespèrion XXI et des musiciens orientaux d’une exubérance digne des Portes de l’Orient sont pur bonheur. La complicité totale, entre musiciens et chanteurs, participe à la plénitude que l’on ressent tout au long de l’écoute. Violes, violons, sacqueboutes, flûtes, chalémie, psaltérion, harpe, luth, mais aussi kanun, santur, oud et le souffle profond et chaleureux du duduk sont autant d'appels au partage et à la générosité. L’émotion à fleur de peau nous saisit lorsque l’oud de Driss El Maloumi laisse filer les notes de la Danse de l’âme ou lorsque le Duduk de Haïg Sarikouyoumdjian ouvre les portes de l’infini par ce souffle léger des notes qui crée un mirage, un jeu de l’air et de la lumière dont émanent tous les rêves, toutes les merveilles des mondes nouveaux et inconnus.

La version du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi que nous offre ici Jordi Savall fait certainement partie des plus belles jamais enregistrées, tant les affects y sont peints avec des nuances d’une subtilité et d’une richesse d’une extrême finesse, tant dans l’expression de la douleur que de la violence, de la passion que de l’abandon. La poésie musicale de Monteverdi nous devient par le miracle d’une interprétation profondément humaine, intime. Chaque phrasé des violons, chaque frémissement du théorbe, viennent souligner la bouleversante fatalité qui accompagne ce combat.

Furio Zanasi murmure, flagelle les mots, jusqu’au déchirement ultime. La douce et sensible Clorinde d’Hanna Bayodi-Hirt répond avec ardeur, à l’embrassement déchirant d’un Tancrède au timbre moelleux et à la rhétorique aiguisée.

L’histoire qui nous est comptée ici, laisse s’écouler les siècles et les tragédies humaines, tout en devenant une part de nous-mêmes par des choix musicaux qui nous touchent profondément.

 

De l’exotisme instrumental de la Marche ottomane qui illustre le siège et la prise de Constantinople en 1452 par les turcs, au makäm (Der makäm-i Uzzäl Sakil) qui illustre la saisie des navires vénitiens par Selim II en 1570, de l’opulence des danses orientales à la sérénité des psaumes byzantins et catholiques, de la mélancolie de la pièce issue du Cantique des Cantiques chantée par Lior Elmaleh à la voix humaine de la Sinfonia Seconda de Johann Rosenmüller à la si poétique interprétation de Jordi Savall, jamais la grande histoire, ne vient effacer l’humaine fragilité, la vulnérabilité, mais bien au contraire en dessiner l’essence de verre, jusqu’à celle de leurs empires.

 

Le programme s’achève sur un feu d’artifice musical, alors que la République de Venise s’effondre, la musique romantique s’empare dans toute sa vigueur des colères des peuples, des soubresauts d’un XVIIIe siècle qui voit s’effondrer des états millénaires dans un flamboiement d’idées et d’espérances. Il émane ainsi de toutes ces pièces et en particulier la Marche turc, Alla turca de Mozart à la Sainte Ligue de Luigi Bordèse, sur la musique de Ludwig van Beethoven de l’Allegreto de la 7e symphonie et de l’Allegro final de la 5e symphonie, dont Jordi Savall restitue l’instrumentation originelle, une puissance douloureuse et fervente qui ne parvient pourtant pas à effacer la souffrance des peuples emportée par les ambitions de ceux qui les gouvernent. Tout comme pour les Routes de l’esclavage, Venezia Millenaria souligne la fragilité des civilisations et des hommes, de leurs motivations, de leurs doutes, de leurs souffrances et de leurs joies… Joies dont la musique est l’âme.

Musiciens orientaux : Driss El Maloumi (Maroc), oud. Dimitri Psonis (Grèce), santur & morisca, Hakan Güngör (Turquie), qanun, Haïg Sarikouyoumdjian (Arménie), duduk & belul

Ensemble vocal orthodoxe/Byzantin : Cantor soliste & direction : Pangiotis Niochoritis. Premier Chantre du Patriarcat Oecuminique de Constantinople. Choeur : Demos Papatzalakis, Charalambos Neochoritis : Cantor. Raphael Zoumis, Chrysostomos Vletsis, Basilios Vletsis, Georgios Kounatides : Isokratis

Solistes de La Capella Reial de Catalunya : Hanna Bayodi-Hirt, soprano. Viva Biancaluna Biffi, mezzosoprano. Lior Elmaleh, ténor. David Sagastume, contre-ténor. Lluis Vilamajó, ténor. Furio Zanasi, Baryton. Daniele Carnovitch, basse.

Musiciens d’Hespérion XXI et du Concert des Nations. Direction, Jordi Savall

2 CD ALIA VOX Durée du CD1 76’17 et du CD2 : 78’44. Livret : Français/Anglais/Castillan/Catalan/Allemand/Italien. Enregistrement réalisé à l’Abbaye de Fontfroide, Narbonne, le 16 juillet 2016, ainsi qu’à la Kollegienkïrche de Salzbourg le 26 juillet 2016 et au TivoliVredenbourg à Utrecht, le 2 octobre 2016.

Enregistrement, Montage et Masterisation SACD : Manuel Mohino (Arsaltis)

 

Par Monique Parmentier

 

 

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